20
Douce Marianne

Nous nous arrêtâmes effectivement devant la porte. Zevin et Alexis sautèrent de cheval et se précipitèrent à l’intérieur, me laissant dehors. Alexis avait abandonné sa monture aux bons soins d’un garçon d’écurie, qui nous attendait vraisemblablement. Décidément, ces hommes n’en finissaient plus de me surprendre. Il faut croire que les menaces me concernant s’étaient considérablement estompées depuis quelques heures pour qu’on me témoigne soudain si peu d’attention. Je mis pied à terre à mon tour et confiai ma monture au jeune homme, qui attendait patiemment. Ce dernier me gratifia d’un « bonsoir milady », avant de disparaître dans la nuit. Je me demandai si ce milady faisait référence à mon statut dans ces contrées étranges ou si c’était seulement une formule de politesse générale.

Je me tournai vers la maison. Cette dernière était très grande ; peut-être appartenait-elle à de riches propriétaires terriens. Malgré la nuit qui nous enveloppait, je pouvais distinguer de grandes ouvertures au deuxième étage et des murs en pierre des champs. J’allais me décider à entrer, puisque Alexis ne semblait pas revenir, lorsque des éclats de voix me parvinrent de l’intérieur. Je n’étais plus certaine de ce que je devais faire. Je ne voulais pas m’imposer ni créer de malaise chez nos hôtes, quels qu’ils soient. Je n’avais pas la moindre idée de leur identité, et ma situation précaire ne me permettait pas de faire avorter la possibilité de passer inaperçue quelques jours. Le temps que je pris à analyser ma situation permit probablement aux protagonistes de se mettre d’accord puisque le silence régnait de nouveau sur la demeure. Comme je m’apprêtais à entrer, la porte s’ouvrit sur Zevin, quelque peu mal à l’aise.

— Désolé de vous avoir laissé en plan. Je pense que…

Je l’interrompis, pressée d’entrer, craignant que je ne sais quoi surgisse soudain de la nuit.

— Ne vous en faites pas, dis-je simplement, je commence à avoir l’habitude des comportements étranges en ma présence…

Il me sourit et s’effaça pour me laisser passer. La porte s’ouvrait sur une grande pièce chaleureuse, éclairée aux chandelles. Un feu de bois ronflait dans la cheminée, et la tiédeur de cet intérieur contrastait agréablement avec la fraîcheur de la nuit. Le couvert était mis pour trois et une délicieuse odeur me chatouillait les narines. J’étais exténuée, et peu m’importait où je me trouvais en ce moment. Les conditions de confort que je jugeais essentielles, à savoir le gîte, le couvert, la chaleur humaine et la sécurité, semblaient être réunies en un même endroit et, pour cette seule raison, je me serais contentée d’une cabane en bois rond. Inutile de dire que ce mini château était plus que parfait à mes yeux. Je restai sur le seuil, n’osant avancer.

— Asseyez-vous, me dit le jeune homme. Je crois que Freda ne va plus tarder. Pour ma part, il faut absolument que je file. Mais ne vous en faites pas, vous êtes en sécurité…

Sur ce, il tourna les talons et partit vraisemblablement vers l’écurie. J’étais à nouveau seule. On chuchotait à voix basse derrière une porte, au fond de la pièce, et je présumai que c’était la cuisine. Une dame d’un certain âge la franchit, en effet, quelques instants plus tard, avec une cruche, trois verres et une soupière en équilibre sur un plateau de service. Avec son tablier sale, ses fortes hanches et son sourire jovial, elle correspondait parfaitement à l’image que l’on se fait d’une cuisinière d’une autre époque.

— Asseyez-vous, mon enfant. Je me nomme Freda et je suis la cuisinière en titre de cette maison. Le maître m’a dit que vous deviez mourir de faim. Avalez-moi ça. Vous verrez, ça vous réchauffera l’estomac et le cœur.

Sur ce, et sans que j’aie pu dire quoi que ce soit, elle s’en fut par où elle était venue, se déhanchant gaiement. Je choisis de suivre son conseil, puisque mon deuxième compagnon de voyage n’était visible nulle part et que je mourais effectivement de faim. La soupe étant délicieuse, je me permis de me resservir, tout en regardant autour de moi. Je me trouvais, semble-t-il, au cœur de la maison. Si la cuisine se trouvait derrière, le « salon » était à ma gauche et un escalier, sur ma droite, montait au deuxième. Des bruits de pas se faisaient entendre ici et là, mais je ne vis personne.

De deux choses l’une, soit ma présence posait problème, soit le maître, comme l’avait appelé Freda, ne voulait pas que l’on me dérange. Bah ! De toute manière, je finirais bien par savoir de quoi il retournait. Je plongeai donc ma cuillère dans mon bol et mangeai à nouveau avec appétit. Je terminais lorsqu’Alexis descendit du deuxième, en compagnie d’une jeune femme d’une vingtaine d’années. Elle était très menue et ne devait pas mesurer plus d’un mètre cinquante, avec de longs cheveux bruns, des yeux légèrement en amande et un visage aux traits fins. Elle me sourit et se présenta.

— Bonjour, je suis Marianne, l’épouse d’Alexis. Il m’a expliqué votre… situation.

Le coup d’œil qu’elle lança alors à son mari était lourd de sous-entendus. Je soupçonnai mon protecteur d’avoir brossé un portrait fort grossier de la situation, mais je voyais mal comment il aurait pu s’en sortir. Peu importe l’époque, je ne crois pas qu’une femme puisse avoir envie d’en accueillir une autre sous son toit, en plein milieu de la nuit, et en compagnie de son mari de surcroît. Je haussai un sourcil interrogateur, mais je n’osai ajouter quoi que ce soit. De toute façon, Alexis ne m’en donna pas l’occasion ; il prit précipitamment la parole.

— Je pense que Naïla ferait mieux de se reposer un peu. Le voyage a été long et quelque peu…

— Mouvementé…, achevai-je pour lui.

Devant le froncement de sourcils de la jeune femme, j’ajoutai :

— Alexis a raison, je pense qu’il vaudrait mieux que je prenne quelques heures de repos. Si…

Tout en parlant, je me levai, ramassant mon sac au passage. Marianne nous jeta, en alternance, un regard légèrement soupçonneux, mais ne fit pas de commentaire.

— Si vous voulez bien me suivre…

Je lui emboîtai le pas, passant devant Alexis. J’eus l’impression que ce dernier voulait ajouter quelque chose, mais il se retint. Montant l’escalier, je tentais de réfléchir à tout ça. Qu’avait dit exactement Alexis me concernant ? Ma mère avait mentionné, dans sa lettre, que peu de gens connaissaient l’histoire de ce monde et notre existence. Mais si elle ignorait qui j’étais réellement, Marianne ne savait probablement pas, non plus, ce qu’était son époux ; un Cyldias. C’était vraiment très étrange.

Marianne s’arrêta devant l’une des portes du corridor. Elle l’ouvrit, puis me fit signe d’entrer en s’effaçant. La pièce était de taille modeste, meublée en tout et pour tout d’un lit et d’un bureau.

— Je suis désolée de ce confort relatif, vu vos origines, mais j’ai bien peur de ne pouvoir vous offrir davantage.

Je constatai qu’elle n’avait pas l’air réellement désolé, mais ne m’en offusquai pas. À sa place, j’aurais déjà dit ma façon de penser à l’étrange visiteuse que j’étais. Elle me quitta bientôt avec un « bonsoir, milady » qui, dans sa bouche, sonnait faux. J’avais de plus en plus hâte d’éclaircir cette situation.

J’enlevai mes vêtements sales et ne gardai que ma chemise. Je me lavai ensuite le visage et les mains, puis me couchai, épuisée. Cependant, malgré la fatigue accumulée, le sommeil me fuyait. Trop de questions se bousculaient dans mon esprit pour que je puisse aspirer au repos. Ce que j’avais appris, depuis ma traversée, se résumait au fait qu’un certain sire de Canac cherchait à me mettre le grappin dessus au point d’envoyer toute une troupe à mes trousses, mais rien de plus. Alexis et Zevin semblaient être des amis pour moi, mais je ne pouvais en être sûre. Selon ma mère, je devais me méfier de tous. Par ailleurs, comment se faisait-il que d’aussi jeunes personnes connaissaient mon existence et savaient que j’avais traversé ? Pour une époque si reculée, les communications étaient on ne peut plus efficaces. Je sombrai finalement dans une torpeur agitée qui dura peu.

Je me réveillai à l’aube, incapable de dormir malgré ma grande fatigue. Je ne savais que faire. Je restai de longues minutes dans la chambre, à tourner en rond, incapable de réfléchir. Finalement, j’enfilai mes habits sales et déchirés, n’ayant rien de mieux à me mettre, et descendis au rez-de-chaussée. Des bruits de casseroles provenant de la cuisine me rassurèrent ; je n’étais pas la seule debout à une heure si matinale. Je poussai la porte et me retrouvai dans une pièce de taille moyenne, fortement éclairée. L’endroit était beaucoup plus propre que je ne l’aurais cru possible en ces temps reculés et je soupçonnai Freda d’y veiller. Son imposante personne se mouvait avec une aisance déconcertante dans cet endroit pourtant exigu, compte tenu des tâches à y effectuer. Elle me détailla des pieds à la tête, arquant un sourcil interrogateur, puis se ravisa, se disant probablement que les invitées de son employeur, aussi étranges fussent-elles, ne devaient souffrir aucune critique de sa part. Elle lança plutôt un ordre, que je ne compris pas, et une jeune fille d’environ dix-sept ans apparut au seuil d’une porte qui donnait sur la cour arrière ; elle me jeta un œil et repartit aussitôt dans la direction opposée, vers la salle à manger.

— Asseyez-vous, ma chère, me dit la cuisinière, je vais vous servir à déjeuner.

J’aurais bien voulu lui expliquer que je n’avais pas très faim, considérant ce que j’avais ingurgité il y a quelques heures à peine, mais je ne voulais pas paraître impolie. D’un geste de la main, elle me désigna une chaise au bout du plan de travail où elle pétrissait du pain. Je pris place en la remerciant, ne sachant que faire d’autre.

— Vous ne dormez jamais ? ne pus-je m’empêcher de lui demander, considérant qu’elle était à son poste au moment de mon arrivée impromptue et qu’elle y était encore plusieurs heures plus tard.

Elle éclata d’un grand rire sonore en haussant les épaules.

— Dans cette maison, ma chère, il faut être prête à toute heure du jour et de la nuit et ne jamais demander pourquoi. Messire Alexis a l’habitude de partir et de revenir aux heures les plus incongrues…

Je n’en sus pas davantage, la fille de cuisine revenant à ce moment-là avec une pile de vêtements sur les bras. Freda lui fit signe de poser le tout sur une chaise. Elle lui dicta ensuite une courte liste de tâches à accomplir et la jeune fille disparut aussitôt. Interrompant son travail, la cuisinière me désigna les vêtements d’un geste.

— Je crois que vous feriez mieux de vous changer, jeune fille. Je suis convaincue que vous vous sentirez beaucoup mieux après avoir fait un brin de toilette et passé une tenue propre. Suivez-moi.

Ravie, je lui emboîtai le pas. Elle me reconduisit à ma chambre où une bassine d’eau fumante à demi-pleine m’attendait, de même qu’un pain de savon, une petite éponge de mer et une serviette. Elle déposa les habits sur le lit, me précisa que la jeune Maggie viendrait bientôt et s’en retourna vaquer à ses occupations.

La seule perspective de ce luxe, malgré la petite taille de la baignoire, me fit oublier tout le reste pour une courte période. Je me déshabillai rapidement et me lavai le sourire aux lèvres, me disant que cette vie, aussi rustique soit-elle, avait certains charmes. La douceur de l’éponge sur ma peau me fit un bien incomparable, et chaque couche de crasse qui disparaissait était remplacée par une sensation grandissante de bien-être.

Maggie cogna à la porte, portant deux seaux d’eau propre. Je remerciai la jeune fille, mais cette dernière ne m’entendit pas, le regard fixé sur ma poitrine et fronçant les sourcils. J’allais dire quelque chose lorsque je compris que mon anatomie ne l’intéressait pas. C’était l’obsidienne entre mes seins qui la fascinait, et je réalisai trop tard que je n’aurais pas dû me montrer ainsi devant des inconnus. Les yeux de Maggie, qu’elle levait vers mon visage, s’agrandirent de surprise. Et voilà, me dis-je malgré moi, difficile de jouer à l’autruche maintenant qu’elle avait également remarqué mes yeux, puisque j’avais enlevé mon verre de contact avant ma toilette. Il ne me resterait probablement plus qu’à disparaître dans les plus brefs délais, encore une fois… Je choisis de faire celle qui n’avait pas remarqué, continuant mes ablutions comme si de rien n’était. Je lui souris simplement et elle retrouva ses esprits, bafouillant des excuses en rougissant. Elle quitta précipitamment la chambre et je me retrouvai de nouveau seule. S’il était vrai que les habitants de ce monde ne se souvenaient plus des Filles de Lune, il semblait que dans cette maison il en allait autrement.

Je me séchai et enfilai les jupons et la robe. Je pris soin de remettre mon verre de contact et me promis de demander à Zevin s’il s’avait ce qu’avait voulu dire Simon, lorsqu’il avait parlé de la possibilité de masquer les yeux dissemblables.

Une fois vêtue de façon présentable, j’entrepris de redescendre, prête à affronter une fois de plus ce monde si différent. La maison s’était considérablement animée et une dizaine d’hommes, d’âges variés, déjeunaient à la table de la salle à manger. Je m’interrompis au milieu de ma descente. Personne n’avait encore remarqué ma présence et je m’interrogeai soudain quant à la pertinence de me montrer devant autant d’inconnus. Je décidai plutôt d’attendre que quelqu’un vienne me chercher. Je reculai prudemment et remontai les marches. J’étais à deux pas de ma chambre quand une lueur attira mon attention, un peu plus loin sur la droite. Une irrépressible envie d’aller voir s’empara de moi…

La porte était entrebâillée. Je m’approchai doucement, retenant mon souffle. Je poussai timidement le battant du bout de ma botte, puis jetai un œil. Avec un soupir de soulagement, je constatai qu’il n’y avait personne. La pièce devait servir de cabinet de travail au maître de maison, Alexis en l’occurrence. Un bureau trônait au centre. La lueur aperçue provenait de deux chandelles allumées qui brûlaient tranquillement. Consciente de mon indiscrétion, mais incapable de reculer, j’entrai. Une lettre inachevée attendait, une plume posée en travers. Un regard en biais me suffit pour constater que je ne connaissais pas cette forme d’écriture et, comme j’ignorais le temps qu’il me faudrait pour parvenir à la déchiffrer, je ne m’y attardai pas. Je balayai la pièce d’un rapide coup d’œil et remarquai une portion de cadre dans l’ombre de la porte ouverte.

Une gigantesque carte était dessinée sur plusieurs parchemins réunis. Elle occupait tout le mur derrière la porte. Elle devait représenter le monde où je me trouvais puisqu’il y avait d’immenses portions de terre, séparées par des étendues d’eau plus restreintes. Le tout ressemblait aux planisphères que l’on retrouve sur les murs des salles de classe de nos écoles. La différence étant que ce n’était plus exactement les mêmes formes ni les mêmes proportions de terre et d’eau. Le monde que je contemplais avec fascination comportait beaucoup plus de continents que d’océans.

Tout en regardant la carte, je me dis qu’il était dommage qu’elle ne fût pas plus petite ; je l’aurais roulée sur-le-champ et emportée pour mieux l’examiner. Vu sa taille, je devrais me contenter d’en fixer les détails dans ma mémoire. Mais comment savoir où je me trouvais ? Je n’avais aucun point de repère et ne connaissais aucun nom de lieu. Par ailleurs, je devais sans cesse tendre l’oreille de peur que quelqu’un vienne. Je fouillai rapidement ma mémoire, cherchant un nom, un terme, n’importe quoi qui me permettrait de me repérer. Peine perdue. Je continuai néanmoins à examiner la carte, espérant un quelconque déclic.

Pendant que je la fixais, un étrange sentiment de malaise s’empara de moi. Il y avait quelque chose de dérangeant dans ce que je regardais, mais j’étais incapable de dire quoi exactement. Je touchai la carte du bout des doigts, les laissant glisser d’une inscription à l’autre. Les noms que je voyais défiler ne m’étaient pas familiers et les rares tracés, délimitant probablement des frontières, n’avaient rien de commun avec mes repères habituels. Je reculai pour avoir une meilleure vue d’ensemble, et c’est à ce moment-là que je compris ce qui n’allait pas. La surprise fit vite place à une fascination encore plus grande que celle que j’avais éprouvée précédemment.

Je contemplais tout simplement une carte de mon propre monde, mais inversée. Ce qui était pour moi des continents sur les bancs d’école s’était ici mué en mers intérieures, et les océans étaient devenus de vastes étendues de terre. La sensation était plus qu’étrange, elle était déstabilisante. C’était pire que de découvrir un nouveau monde.

Un craquement me tira soudain de ma réflexion. Je tendis l’oreille, m’attendant à ce que quelqu’un arrive d’une seconde à l’autre, mais plus rien ne vint troubler le silence. Je voulus reporter mon attention sur la carte, mais une étrange sensation m’envahit. Je me retournai brusquement et fis des yeux le tour de la pièce très lentement, regardant même au plafond. J’avais l’impression de ne plus être seule et j’eus la chair de poule. Ce n’était pas la première fois de ma vie que j’avais pareille sensation, mais maintenant je ne pouvais plus penser qu’un esprit était venu me tenir compagnie. J’avais l’impression d’une présence bien réelle tout près de moi.

— Qui est là ? demandai-je à voix basse, me sentant tout de même un peu bête.

Un craquement se fit de nouveau entendre, mais cette fois dans la pièce où je me trouvais. Un long frisson me parcourut ; je ne voyais toujours personne. Incapable de bouger, j’attendis. Le sol vibra soudain sous mes pieds, comme si un train venait de passer juste devant la maison. La sensation ne dura que quelques secondes et je me demandai si je n’avais pas rêvé. Au même moment, une voix résonna dans ma tête :

— Attends mon retour, Fille de Lune…

Était-ce à moi qu’on s’adressait ? Si oui, qui me parlait ? Difficile de savoir. Était-ce Alexis ? Était-ce sa présence que j’avais ressentie dans la pièce, il y a un instant à peine ? Avait-il la faculté de disparaître ? Je n’avais guère le temps de réfléchir davantage et me glissai dans le corridor afin de regagner ma chambre. Je refermai la porte de mon refuge derrière moi et me laissai tomber sur le lit, la tête pleine et douloureuse. Plus que jamais, j’avais l’impression de m’être délibérément mise dans une situation qui dépassait ma compréhension. Combien de temps parviendrais-je à tenir avant de faire comme ma mère et de rentrer chez moi ? Je me postai finalement à la fenêtre en attendant que l’on vienne me chercher, observant les environs du manoir et la vie de ses habitants.

Les terres de la propriété semblaient s’étendre loin derrière l’habitation. Plusieurs bâtiments de ferme occupaient la cour arrière. Des vaches et des moutons paissaient tranquillement plus haut, sous la surveillance de jeunes garçons. Un grand jardin occupait un vaste espace sur la gauche. Deux femmes s’y affairaient, penchées sur ce qui me sembla être des plants de tomates. Je distinguai également des carottes, des betteraves, de la laitue et des pommes de terre. Un peu en retrait, un carré entouré d’une clôture de bois semblait jouir d’un statut particulier.

En y regardant de plus près, je crus reconnaître plusieurs des herbes décrites au cours de mes lectures récentes sur la médecine de jadis. Je présumai que c’était là ce que l’on appelait un jardin de simples. Une espèce de pharmacie végétale qui, dans ces contrées, représentait souvent la seule arme contre les blessures et les maladies. Bien des pays de mon propres univers n’avaient guère plus de ressources que ce que je voyais ici. Ce qui me fit penser que ce n’était peut-être pas l’ensemble des peuples de ce monde qui vivait comme au Moyen Âge, mais seulement une partie. Décidément, il fallait que je trouve quelqu’un qui puisse m’éclairer…

Mon attente se révéla vaine. Je ne vis personne de la matinée. La jeune Maggie m’apporta finalement à dîner, mais elle ne s’attarda pas, me lançant plutôt des regards inquiets. Je n’eus d’autre choix que de continuer à regarder, du haut de ma fenêtre, ce qui se passait dehors. Même s’il est vrai que ma porte n’était pas verrouillée, je me voyais mal faire mon apparition à l’étage inférieur, quêtant une attention particulière. Et je n’avais nulle envie de provoquer la jalousie de Marianne, que j’avais dangereusement senti couver la nuit dernière.

Plus tard, à force de repenser à la carte d’Alexis, les instructions de ma mère me revinrent en mémoire. Je pourrais peut-être tout simplement m’en aller, pour essayer de rejoindre la Montagne aux Sacrifices. Je n’aurais qu’à me glisser dans le bureau une fois de plus, pour étudier la carte. Même si je ne savais pas où je me trouvais exactement, je pourrais au moins tenter de trouver l’emplacement de la montagne. Je ne devrais pas avoir de difficulté à repérer la bande de terre représentant le fleuve Saint-Laurent. Je jonglai quelque temps avec cette idée, mais je finis par l’abandonner. Il y avait trop d’impondérables dans mon plan pour qu’il puisse se réaliser.

L’après-midi s’écoula, monotone, dans l’interminable vision des corvées que nécessitait l’entretien d’un domaine comme celui que je contemplais. Ce n’est que vers le début de la soirée, bien après que mon souper eut été monté par une Maggie toujours aussi peu encline à faire la conversation, que je pus apprendre quelque chose. Je somnolais sur ma chaise, assise près de la fenêtre, m’entêtant à rester éveillée même si personne ne semblait se préoccuper de mon existence, quand une conversation attira mon attention. Je tendis l’oreille, mais pris bien garde de ne pas me montrer à la fenêtre. Je reconnus la voix de Zevin, mais la seconde m’était étrangère.

— Puisque je te dis qu’il est introuvable !

Il y avait de l’exaspération dans le ton employé, mais moins que dans celui que Zevin prit pour lui répondre.

— Mais enfin, Edric, cela n’a pas de sens. Tu es absolument certain de ce que tu avances ?

Le dénommé Edric ne sembla pas apprécier que l’on remette en cause la véracité de ses propos. Il répliqua, presque agressif :

— Je te signale respectueusement que je ne suis plus un débutant. Il serait peut-être temps que tu t’en rendes compte. Je…

Zevin se calma sensiblement et le ton employé ensuite fut beaucoup plus modéré.

— Bon, bon, je te crois. Je suis désolé. Je ne remets pas en cause tes talents ; c’est juste que je ne comprends vraiment pas ce qui se passe. Nous étions supposés nous retrouver tous ici en début d’après-midi, après que j’eus rempli la seconde partie de ma mission. Pendant ce temps, Alix devait veiller sur la jeune femme ; les hommes d’Alejandre doivent maintenant savoir qu’elle est ici et ils ne tarderont sûrement pas. Le fait qu’ils ne puissent entrer sur la propriété ne garantit aucunement la sécurité de la Fille de Lune.

— Uleric lui a peut-être confié une mission urgente et il n’a pas…

Edric n’eut pas le temps de terminer sa phrase que Zevin l’interrompit.

— Rien n’est plus important aux yeux d’Uleric en ce moment que de voir la jeune femme se rendre jusqu’à lui. Il est donc impossible que l’absence d’Alix soit de son fait. Par ailleurs…

Zevin sembla hésiter avant de poursuivre puisque Edric lui demanda :

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Zevin soupira bruyamment.

— Ce que je vais te dire doit rester entre nous parce que je ne suis pas encore tout à fait certain de ce que j’avance.

— Tu sais très bien que tu peux me faire confiance, Zevin. Je n’ai d’ailleurs pas intérêt, vu mon passé, à prendre le moindre risque de perdre ma place…

Zevin dut juger que la garantie de silence de son compagnon était suffisante puisqu’il continua.

— Je pense qu’Alix est un Cyldias, un vrai…

Zevin avait parlé très vite, comme si ce qu’il avait énoncé pouvait causer sa perte.

Je fronçai les sourcils.

— Un Cyldias inné, tu veux dire ? De ceux qui n’ont pas besoin d’apprentissage ? Edric émit un sifflement admiratif, avant de reprendre :

— Mais c’est impossible, Zevin. Il y a près de deux siècles qu’il n’y a plus de Cyldias désignés sur la Terre des Anciens. C’était une race à part, qui a disparu en même temps que les derniers vrais grands de notre monde. Comment serait-il possible qu’un homme d’ici en soit un ?

— Je ne sais pas comment c’est possible, mais je suis pratiquement certain de ne pas me tromper. Rappelle-toi que personne ne connaît les origines véritables d’Alix…

Un silence plana quelques secondes entre les deux hommes, avant qu’Edric ne reprenne.

— Si ce que tu viens de me dire est vrai, il est impossible qu’Alix ait quitté la propriété de son plein gré. Il connaissait les risques d’un tel comportement aussi bien que nous. Si je me souviens bien de ce que l’on nous a enseigné, un Cyldias désigné ne peut vivre loin de celle qu’il doit protéger, sous peine de voir ses pouvoirs le quitter à jamais et…

Ce fut Zevin qui continua.

— Certains disaient aussi que le protecteur ne pouvait continuer à vivre si sa protégée mourait. C’est d’ailleurs cela que les hommes qu’Uleric souhaitait former craignaient le plus. Même si le Sage affirmait que seuls ceux qui naissaient Cyldias étaient concernés, de nombreux hommes ont déserté. Personne n’a envie de vivre dans des conditions semblables !

Ainsi donc, contrairement à ce que croyait ma mère, je pourrais avoir pleinement confiance en Alexis. Ce dernier m’avait lui-même dit que sa vie dépendait maintenant de la mienne lorsque je l’avais rencontré sur la grève. Était-ce dans le vrai sens du terme ? Je me forçai cependant à revenir à la conversation des deux hommes.

— Qu’est-ce que tu proposes de faire maintenant ? demanda Edric. On ne peut tout de même pas la laisser indéfiniment dans sa chambre ; elle va finir par demander des explications et je doute que nous soyons en mesure de lui en donner. Par ailleurs, tu connais Marianne aussi bien que moi ; elle ne tardera pas à soupçonner la Fille de Brume d’être une conquête de son mari et elle nous fera encore une de ces crises de jalousie dont elle a le secret.

— Elle a déjà commencé ses menaces à notre arrivée hier soir, annonça Zevin avec lassitude, mais Alix y a rapidement mis un terme, à son grand déplaisir d’ailleurs. Inutile de te dire que cela fait partie des raisons pour lesquelles j’ai hâte d’emmener Naïla loin d’ici.

— Dans quelle chambre est-elle ?

— La première à l’avant de la maison. J’irais bien la voir pour lui expliquer la situation, mais Alix voulait le faire lui-même, craignant qu’elle ne ressemble aux trois autres.

Voilà donc pourquoi ils ne tenaient pas cette conversation à voix basse. Zevin ne me croyait pas dans la chambre au-dessus, mais beaucoup plus loin, à l’avant.

— Si Alix ne revient pas cette nuit, il nous faudra la conduire nous-mêmes à Uleric.

— Tu crois vraiment que nous pourrions en arriver là ?

L’inquiétude semblait percer dans la voix d’Edric et je compris qu’il n’avait nulle envie de cheminer avec moi, même si j’ignorais si c’était moi qui l’effrayais ou ceux qui me recherchaient.

— J’espère bien que non, mais cela fait un moment que je ne crois plus aux miracles. Si c’est Mélijna qui a réussi à profiter d’une inattention d’Alix pour l’enlever encore une fois, je doute que nous le revoyions avant la prochaine pleine lune… Cette folle a pris goût à son petit manège même si elle n’en retire jamais ce qu’elle…

La conversation continua mais, les deux hommes s’éloignant progressivement de la maison, je n’entendis bientôt plus qu’un murmure. Je me risquai à jeter un œil à l’extérieur afin de voir à quoi ressemblait l’autre jeune homme ; c’était un grand maigre, avec des cheveux d’un brun fade.

Tandis que la nuit tombait, je me couchai en pensant à ce que je venais d’entendre, mais dont je ne comprenais pas toute la signification. Des rêves étranges me tinrent compagnie, comme toujours, mais je me levai tout de même plus reposée que la veille.

On m’apporta mon déjeuner quelques minutes seulement après mon réveil, alors que je m’apprêtais à enfiler mes vêtements. Je grignotai, assise sur le rebord de la fenêtre. Je cherchai du regard Zevin ou Edric, mais ne les vis nulle part. Perdue dans mes pensées, je n’entendis pas immédiatement la porte de ma chambre s’ouvrir sur une femme, celle d’Alexis en l’occurrence, les yeux rougis, mais la tenue digne. D’une voix qu’elle voulait assurée, elle me délivra son message ; il était bref mais sans ambiguïté.

— Mon mari et moi croyons qu’il vaut mieux que vous ne restiez pas ici. Votre présence pourrait nous causer des ennuis, à nous et à l’ensemble des gens de nos fermes. Alexis vous a trouvé un endroit mieux adapté à votre statut, loin des regards indiscrets, en attendant que vous puissiez rejoindre les vôtres. Les gens auxquels il souhaite vous confier seront bientôt présents.

— Alexis est donc revenu ?

La question m’avait échappé, mais il était trop tard pour me reprendre. Marianne me détailla de la tête aux pieds ; sa tolérance lors de mon arrivée semblait avoir cédé la place à quelque chose de beaucoup moins prometteur pour notre relation. Mon protecteur désigné devait donc être revenu et lui avoir parlé de moi. Je ne savais pas ce qu’ils s’étaient dit au cours des dernières heures, mais je voyais bien que le vent ne soufflait pas en ma faveur ; inutile donc de vouloir m’incruster. Il valait peut-être mieux quitter cet endroit rapidement.

« Attends mon retour, Fille de Lune…» Les mots me revinrent cependant en mémoire et, pendant un instant, j’eus envie de m’opposer. Zevin et Edric avaient bien dit qu’ils m’accompagneraient si Alexis ne pouvait pas le faire. Or, aucun des trois n’était présent. D’un autre côté, je n’avais aucune idée de ce qui s’était passé au cours de la nuit.

— Y a-t-il un problème ?

La voix exaspérée de Marianne me tira de ma réflexion et je fis non de la tête, en récupérant mon sac. Je ne voyais pas ce que j’aurais pu dire. Il était hors de question de lui parler de la recommandation reçue ou de la conversation que je n’aurais pas dû entendre. N’ayant pas les connaissances nécessaires pour me débrouiller seule, et comme personne ne semblait en mesure de me les fournir, je présumai que la meilleure solution était encore d’accepter de partir vers je ne sais quelle destination et dans je ne sais quel but. Je devais cependant avouer qu’après soixante-douze heures de ce traitement désagréable, je commençais à en avoir assez.

Il n’y avait plus personne dans la pièce centrale lorsque je descendis. Marianne me conduisit jusqu’à l’écurie, où un cheval sellé m’attendait, de même que deux sacs, que je présumai remplis de provisions. Je n’avais vu personne sur notre parcours et l’attitude de la maîtresse de maison me parut quelque peu étrange. Je ne posai pas de questions ; je me voyais mal, en étrangère, m’opposer à ce que l’on veuille m’aider.

— Alexis m’a dit que vous montiez fort bien à cheval, je vais donc vous laisser quitter la propriété sans escorte. Vous suivrez le chemin qui descend vers l’ouest. En fait, vous continuerez comme si vous aviez seulement passé devant le manoir au lieu de vous y arrêter. Au sommet de la plus haute colline, que vous voyez au loin…

Elle me la montra du doigt, avant de poursuivre. Je voyais distinctement le chemin qui y menait, mais je n’étais pas du tout certaine d’avoir envie de m’y aventurer seule, surtout que je devais d’abord traverser un bois dense… Je dus faire un effort pour continuer à l’écouter.

— … il y aura deux hommes à cheval qui vous attendront. Ils seront à la croisée des routes – les gens du coin l’appellent La Nuque Brisée. Vous ne pouvez vous tromper sur l’endroit puisqu’il y a pratiquement toujours un pendu qui y est exposé. Le dernier dont nous avons entendu parler remonte à deux jours à peine, il devrait donc être encore là…

Elle guetta ma réaction, mais je choisis de faire comme si j’avais vu des dizaines de pendus dans ma vie et j’attendis qu’elle termine.

— Ces hommes sauront vous aider et vous renseigner beaucoup mieux que nous ne pourrions le faire dans les circonstances…

Il me sembla que le ton de sa voix tenait davantage du sarcasme que de la simple information.

— À cette heure de la journée, vous ne devriez pas faire de rencontres sur la propriété, et le chemin principal évite les maisons des fermiers environnants. Par ailleurs, les hommes sont aux champs et les femmes ont trop à faire à ce temps-ci de l’année pour vous prêter la moindre attention.

Elle prononça la dernière phrase sur un ton qui sous-entendait clairement qu’elle se demandait bien qui pouvait avoir envie de me porter une attention quelconque. Zevin avait dit vrai, cette femme semblait cultiver la jalousie comme d’autres cultivent les légumes, avec une ardeur quasiment obsessionnelle. Si au moins elle avait eu une véritable raison de le faire à mon égard ! Elle termina ses instructions.

— Le boisé se trouve aux limites de nos terres et ne devrait pas poser de problème en plein jour. Comme vous savez dissimuler vos yeux, je vous recommanderai seulement de cacher votre pendentif dans votre corsage, afin d’éviter les ennuis, même si je doute que quelqu’un sache vraiment ce qu’il représente, en dehors des légendes et des mythes véhiculés. En espérant que vous trouverez ce que vous êtes venue chercher…

Mais le ton manquait singulièrement de sincérité. Ainsi donc, elle savait qui j’étais ; sa jalousie me sembla alors légèrement justifiée. Si Alexis lui avait dit être un Cyldias, il n’y avait pas de quoi être heureuse de savoir que son mari était maintenant lié à une autre femme et par des moyens beaucoup plus puissants que le mariage, semble-t-il.

Marianne me regarda monter sur mon cheval, puis installa les sacs de part et d’autre de l’animal. Je lui souris timidement et la remerciai, mais le sourire qu’elle me rendit n’avait rien de naturel. Je compris qu’il vaudrait mieux ne jamais revenir. Je posai tout de même la question qui me brûlait les lèvres.

— Zevin est-il dans les parages ? J’aurais eu besoin d’un renseignement avant de partir, un seul et…

Le regard qu’elle me retourna me figea sur place et je fus incapable de finir ma phrase. Sa voix se durcit.

— Ni Zevin, ni Alexis – elle appuya fortement sur le dernier prénom – ne sont disponibles ce matin. Ils ont dû partir précipitamment au cours de la nuit. Je crains malheureusement que vous ne soyez dans l’obligation de vous contenter de ma seule personne pour vous dire au revoir.

Nul besoin d’un dessin pour comprendre. Sans rien ajouter, et sans un seul regard en arrière, je lançai ma monture et quittai la propriété. Il ne me servait à rien de m’attarder davantage puisque ma présence dérangeait manifestement beaucoup.

Pendant que je traversais les terres, je restai sur mes gardes, prête à me servir de ma dague si le besoin s’en faisait sentir ; je gardais cette dernière dans la ceinture de ma jupe. Je ne me sentais pas en sécurité et je n’étais pas convaincue que c’était des alliés qui m’attendaient au bout de ma route. Après la conversation que j’avais surprise hier soir, je doutais qu’Alexis, Zevin ou Edric m’aient renvoyée ainsi, seule et sans escorte, même pour une courte distance. J’eus beau chercher une solution de rechange, je ne voyais rien de mieux que ce qui m’avait été proposé. Si seulement je connaissais une partie des pouvoirs que j’étais censée posséder, j’aurais peut-être une chance de m’en sortir.

J’atteignis le point de rencontre aux environs de midi, si j’en croyais la position du soleil, mais je ne vis personne. Enfin… il y avait effectivement un pendu, ou plutôt une, pour me tenir compagnie en attendant. Sa vue me dérangea cependant moins que je ne l’aurais cru. À l’exception du fait que ce macchabée m’informait que l’on n’hésitait pas à pendre aussi les femmes, j’étais plutôt fascinée. Je présumai que l’endroit servait à dissuader les gens des environs de commettre des actes répréhensibles. L’espace d’un instant, je me demandai si je ne m’étais tout simplement pas fait avoir avec ce rendez-vous, mais mon questionnement fut de courte durée. Un bruit de galop venant de la droite me tira de ma contemplation morbide et me fit tourner la tête. Ce n’était pas deux hommes, mais bien davantage, qui venaient à ma rencontre. Mon sang ne fit qu’un tour lorsque je les reconnus. Je m’étais bel et bien fait avoir, comme je le craignais depuis mon départ du domaine…

Je fermai les yeux un court instant et les rouvris, afin de m’assurer que je ne rêvais pas. Malheureusement, le cauchemar était bien réel. La bande à laquelle j’avais faussé compagnie deux jours plus tôt approchait dangereusement. Sachant fort bien que je ne parviendrais jamais à les distancer avec une monture que je connaissais si peu et en terrain inconnu, je tentai quand même de leur échapper contrairement à notre première rencontre. Je savais que je m’en voudrais terriblement si je n’essayais pas. Je lançai mon cheval au galop sur la route de droite, sans un regard en arrière. En cavaliers expérimentés, les hommes de Simon ne mirent que quelques minutes à me rattraper.

L’un d’eux sauta de sa monture sur la mienne et tenta de m’arracher les rênes pour l’immobiliser. Même si je me savais perdue, je tirai sur les rênes avec l’énergie du désespoir, tout en essayant de déstabiliser mon passager en le repoussant. S’ensuivirent des gestes désordonnés de part et d’autre qui finirent par m’envoyer rouler par terre, dans une chute douloureuse. J’essayai de me relever tout en voulant récupérer l’arme que je portais à la taille, mais je n’en eus pas le temps. Deux hommes m’empoignèrent chacun par un bras et me remirent debout sans délicatesse aucune. Fulminante, j’essayai une fois de plus de me défaire de leur emprise, mordant même l’un de mes agresseurs jusqu’à ce que je perçoive le goût métallique du sang. J’entendis alors distinctement une série de jurons et je reçus une gifle retentissante qui me fit venir les larmes aux yeux. Sonnée, mais toujours enragée, je toisai Simon avec arrogance, la tête haute.

— Il me semblait t’avoir expliqué que ton obéissance et ta docilité nous simplifieraient grandement la vie. Encore une scène de ce genre et je te jure que le sire de Canac aura peine à te reconnaître.

Pour toute réponse, je lui crachai au visage et le fixai avec mépris, le défiant de mettre sa menace à exécution. Même s’il m’avait juré, en ce moment même, qu’il me tuerait, je n’en aurais pas moins continué tellement je bouillais. Plus rapide, c’est le poing de Rufus qui s’élança alors avec force pour venger l’affront fait à son chef, mais il n’atteignit jamais sa cible. Les doigts refermés ne rencontrèrent que le vide, me traversant sans douleur aucune, comme si je n’avais été qu’une image en trois dimensions. Si je fus moi-même surprise de la tournure des événements, ce ne fut rien comparativement aux hommes qui m’entouraient. Tous firent un pas en arrière et une vague de murmures se répandit bientôt dans les rangé. Les deux hommes qui me tenaient relâchèrent singulièrement leur emprise, mais la resserrèrent dès que je fis mine de vouloir en profiter. Rufus regardait son poing comme s’il avait été trahi pour la première fois par un ami fidèle, mais c’est Simon qui était le pire. Il écumait littéralement de rage, sachant pertinemment que ses hommes risquaient maintenant de poser des questions quant à la supposée femme de petite vertu qu’ils devaient ramener au sire de Canac.

Il dut faire des efforts considérables pour ne pas perdre son sang-froid et le contrôle de ses troupes, qu’il rassembla à l’écart. Toutefois, avant de s’adresser à ses hommes, il ordonna à Rufus de me bâillonner et de me lier les mains derrière le dos. Le chien de garde s’exécuta avec brusquerie sans cesser de grogner et de me lancer des regards assassins. Simon mit de longues minutes à retrouver son autorité sur ses hommes. J’en profitai pour réfléchir à mon comportement, cherchant ce que j’avais bien pu faire pour éviter de si belle façon de me retrouver avec un nez cassé, mais je ne trouvai aucune réponse satisfaisante.

Je fus bientôt hissée sur un cheval et quasiment attachée à mon cavalier. Rufus donna une claque sur la croupe de ma monture, qui repartit par où elle était venue ; je présumai qu’elle regagnerait le domaine. Nous nous remîmes en route sans que Simon ne vienne me faire le moindre discours. Il avait probablement très hâte de se débarrasser de moi pour de bon. Il se contenta d’une simple phrase.

— Votre hôte risque, après votre courte escapade de l’autre jour et votre faible coopération de tout à l’heure, de démontrer beaucoup moins de patience à votre égard que je n’en ai eu.

Avec un ricanement mauvais, il prit la tête de la troupe. Dépitée, je réalisai que mon maigre avoir ne m’avait pas suivie, restant pendu à la selle de mon cheval et que je ne sentais plus le poids sécurisant de la dague d’Alana à ma ceinture ; elle avait dû glisser de son étui dans ma chute…

Le voyage dura deux jours ; nous ne nous arrêtâmes que pour manger et dormir. Les tours de garde, la nuit, se firent à deux, et même à trois quelquefois. Ces messieurs voulaient s’assurer que je ne disparaîtrais pas une fois de plus sans prévenir. Par ailleurs, je dormais attachée et bâillonnée. Simon craignait manifestement que je ne recommence mon petit manège de l’autre jour. Tout au long du trajet, nous ne croisâmes pas âme qui vive. C’était à croire que cette foutue Terre des Anciens était déserte… Je me prenais parfois à espérer que Zeviri ou Alexis fasse leur apparition, mais je n’y comptai pas trop. Peut-être ces derniers ne savaient-ils même pas encore que je n’étais plus sur les terres de mon Cyldias.

C’est finalement vers le milieu de la deuxième journée que je compris que nous étions arrivés à destination. Sur la ligne d’horizon, un grand lac se profilait. Un rapide tour d’horizon me permit de repérer, avec une quasi-certitude, mon nouveau domicile ; un château de pierre se dressait fièrement sur la rive droite du lac. Nous obliquâmes en effet dans cette direction peu de temps après. Moins d’une heure plus tard, nous arrivions devant un pont de pierres à trois arches, qui enjambait un court bras d’eau et menait sur une petite île rocheuse, détachée des berges. La grande demeure occupait la presque totalité de l’espace disponible, ne laissant tout autour que quelques dizaines de mètres couverts de roches et d’herbes folles. Le groupe s’arrêta juste avant de franchir le cours d’eau, et mon cavalier détacha mes liens et mon bâillon. Je frottai mes poignets endoloris avec une grimace ; les cordes avaient laissé des marques. Les rangs s’étaient resserrés autour de moi, mais les hommes évitaient soigneusement de me regarder.

— J’espère que vous aurez la décence de vous tenir tranquille le temps que nous arrivions de l’autre côté, me dit Simon avec hargne. Vous serez ensuite libre de faire ce que vous voulez, ce ne sera heureusement plus mon problème…

Il eut un sourire mauvais avant d’ajouter avec une certaine jubilation dans la voix :

— Mais je doute que vous puissiez fanfaronner longtemps. Mélijna veillera à vous en faire passer l’envie.

Sur ce, il donna le signal de la traversée. Le nom de Mélijna me disait vaguement quelque chose, mais ma mémoire refusait de me restituer ce souvenir. Nous nous engageâmes bientôt sur le pont et nous franchîmes les grilles du portail afin de pénétrer dans la cour intérieure. Ma première impression fut que cela ne ressemblait pas à l’idée que je me faisais d’un château ; il est vrai que les seuls que j’avais vus étaient ceux des livres de Walt Disney ou sortaient de mon imagination fertile.

La cour n’était pas bien grande et les bâtiments environnants ne formaient pas un enclos carré autour de celle-ci. Il y avait plutôt trois bâtiments principaux, disposés aux trois angles d’une cour triangulaire ; les deux constructions plus basses, avec leurs appentis, devaient servir à la cuisine, à la forge ou aux écuries. La troisième, du double de la hauteur, abritait plus probablement les appartements des propriétaires des lieux, le sire de Canac et sa famille.

Pendant que je continuais mon bref inventaire des alentours, Simon descendit de cheval et disparut par une grande porte au centre de l’édifice principal. Les rangs se resserrèrent imperceptiblement autour de moi, encore une fois. Comme si j’étais assez stupide pour avoir attendu d’être dans l’enceinte pour tenter à nouveau de leur fausser compagnie… Pauvres imbéciles ! Je jetai un regard supérieur à mes gardes du corps, puis me retournai vers la porte.

Celle-ci ne tarda pas à s’ouvrir pour laisser passer un homme de très forte corpulence. Il ne devait pas mesurer plus d’un mètre et demi et n’avait rien de l’homme idéal ; il aurait plutôt fait partie des candidats parfaits pour le musée des horreurs. Il nous rejoignit au centre de la cour, Simon sur ses talons. Je remarquai que ce dernier avait abandonné ses airs supérieurs et semblait ne pas en mener bien large. Je me demandai in petto ce que ce gnome pouvait avoir de si effrayant, à part son apparence. Simon devait bien faire une quarantaine de centimètres de plus et sa stature d’athlète contrastait avec ce courtaud aux muscles mous. Parvenu à ma hauteur, le chef de la bande me dit de descendre de cheval et de m’incliner devant le gardien des lieux, Nogan. Je me permis un soupir de soulagement, avant de glisser de ma selle, poussée par mon cavalier. Au moins cet affreux cul-de-jatte n’était pas le sire de Canac. J’obéis à contrecœur aux ordres et me retrouvai face à face avec cet homme, qui me dévisageait avec impolitesse. Compte tenu des circonstances, j’en fis autant, mais je constatai rapidement que j’aurais mieux fait de m’abstenir.

Il avait le front dégarni, une énorme verrue sur le nez, et d’autres çà et là. Ses cheveux gras lui collaient au crâne et l’odeur qu’il dégageait me fit reculer bien malgré moi, ce qui lui arracha un semblant de sourire. Il me dévoila une multitude de dents jaunes et très mal en point, certaines manquant même à l’appel. Ses vêtements ne devaient pas avoir été lavés depuis des lustres, à l’image de sa personne. Malgré la distance que j’avais mise entre nous deux en reculant, je ne pus réprimer un haut-le-cœur. Je mis une main devant mon visage, n’osant plus respirer. Le nain éclata franchement de rire, avant de me faire signe de le suivre. J’hésitai avant d’obtempérer, mais le regard que me jeta Simon, qui gardait une main sur son épée, me fit comprendre que je n’avais guère le choix.

Tout en marchant vers la grande porte demeurée ouverte, je pensai que pour garder quelqu’un d’aussi répugnant à son service, il fallait avoir des goûts pour le moins étranges. Ou bien ce monstre avait des qualités bien exceptionnelles…

À peine avais-je passé le seuil, que j’entendis le bruit de chevaux que l’on pousse au galop. Je me retournai pour constater que mes gardiens des derniers jours franchissaient déjà le pont menant à la rive. Décidément, ils n’avaient pas choisi de s’attarder et semblaient même pressés de quitter cet endroit. Je fermai les yeux et soupirai bruyamment ; que n’aurais-je donné pour avoir la possibilité d’en faire autant ! Plus que jamais, je me demandai ce qui m’attendait…

 

Naïla de Brume
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